Inde
Les travailleuses de l’industrie textile s’organisent contre les violences basées sur le genre
« Les femmes de l’industrie textile peuvent désormais s’exprimer librement contre la violence au travail, sans craindre de représailles » se félicite Thivya Rakini, présidente du Tamil Nadu Textile and Common Labour Union (TTCU), un syndicat défendant les ouvriers et ouvrières du textile dans l’État du Tamil Nadu.
Il s’agit là d’une avancée majeure pour les milliers d’employés de l’industrie, et plus particulièrement pour les jeunes femmes, qui représentent la majorité de la force de travail de la filière. Avec plus de 2 000 manufactures et 280 000 employés, le Tamil Nadu est le plus grand État producteur de fil de coton d’Inde. Ses usines alimentent non seulement le marché national, mais également le marché mondial, où elles fournissent des marques très populaires. Bien que le personnel de l’industrie soit principalement constitué de jeunes femmes, les postes à responsabilité et fonctions de supervision sont en grande partie occupés par des hommes. Une dynamique de pouvoir inégale qui peut se trouver exacerbée par des facteurs tels que la caste ou le statut migratoire, ou encore par le manque de réactivité de l’entreprise face aux actes répréhensibles commis en son sein.
Pourtant, les syndicats existants étaient réticents à s’attaquer à la question de la violence et du harcèlement basés sur le genre. « Au Tamil Nadu, ces syndicats étaient tous dirigés par des hommes. Le personnel d’encadrement et de direction des usines était également entièrement masculin. Les problèmes des femmes n’y avaient donc pas vraiment leur place », déplore Nandita Shivakumar, conseillère syndicale au sein du TTCU. « Au-delà de la question du salaire, ce que les travailleuses voulaient, c’était que l’élimination des injustices liées au genre figure au programme des revendications. »
« La main-d’œuvre des manufactures est constituée à 80 % de femmes, dont 60 % issues de la communauté dalit », une caste marginalisée en Inde, précise Mme Rakini. « Les membres de l’encadrement et de la direction, eux, sont des hommes de castes supérieures. Ce n’est pas dans leur habitude de se remettre en question lorsqu’un ouvrier ou une ouvrière dalit leur signale des manquements. C’est au-dessus de leurs forces. »
Frustrées, les travailleuses de l’industrie textile ont pris la décision de s’organiser pour défendre elles-mêmes leurs intérêts. C’est ainsi que le TTCU, l’un des premiers syndicats du Tamil Nadu dirigés par des femmes, qui plus est des femmes dalits, est né. Très vite, de nombreuses ouvrières sont venues grossir les rangs, le syndicat dénombrant désormais plus de 11 000 membres. Le climat de confiance régnant entre les leaders syndicaux et les adhérents ont permis au TTCU d’agir de manière décisive lorsque la tragédie a frappé : en janvier 2021, après plusieurs mois de harcèlement sexuel, Jeyasre Kathiravel, une femme dalit, a été assassinée par son superviseur à l’usine textile de Dindigul, détenue par Eastman Exports. Sa mort a marqué un point de rupture. En plus d’obtenir justice pour Jeyasre, les travailleuses étaient décidées à susciter un changement systémique pour protéger toutes les femmes de l’industrie.
« Ce qui a fait la différence dans le meurtre de Jeyasre, c’est qu’il s’est produit dans un village où le TTCU était fortement implanté », explique Nadita Shivakumar. « Les femmes du village étaient des adhérentes de longue date. Jeyasre et sa mère étaient toutes deux membres du syndicat. La conjugaison de toutes ces circonstances a fait que tout le monde s’est montré très solidaire. La tendance qu’on observe quelquefois, consistant à rejeter la faute sur la victime, ne s’est pas du tout fait ressentir […] Cette fois-ci, quoi qu’il arrive, nous allions nous battre. C’était un peu le “Me Too” des ouvrières. »
Leur chagrin et leur frustration, ces femmes ont choisi de les mettre au profit de la campagne mondiale « Justice for Jeyasre ». En avril 2022, le mouvement a finalement atteint son apogée, avec la signature de l’Accord de Dindigul pour éliminer la violence et le harcèlement basés sur le genre. Ce pacte historique a permis d’instaurer de multiples protections sur le lieu de travail, tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Un système de vérifications et de compensations assure désormais la redevabilité de l’entreprise à tous les niveaux en matière de violence et de harcèlement basés sur le genre. Dans le cas où le personnel d’encadrement manquerait à respecter les termes de l’accord, les signataires sont dans l’obligation légale d’appliquer des sanctions commerciales à l’encontre d’Eastman Exports. Le principal fournisseur de l’usine, le TTCU et ses alliés, notamment l’Asia Floor Wage Alliance et le Global Labor Justice-International Labor Rights Forum, mais également des marques internationales de prêt-à-porter, comme H&M Group et Gap Inc, qui s’approvisionnent au Tamil Nadu, ont tous pris des engagements dans ce sens.
Comme le souligne Nadita Shivakumar, grâce à ces efforts, « chaque ligne de production est désormais dotée de surveillantes d’étage. Ces dernières ont un réel pouvoir et peuvent faire remonter les problèmes sans faire l’objet de représailles. »
Le champ d’application de l’accord ne se limite cependant pas au lieu de travail. De nombreux travailleurs de l’industrie textile au Tamil Nadu étant des migrants internes, il n’est pas rare que l’hébergement et le transport des ouvriers soient assurés par l’usine elle-même. Les bus et logements mis à leur disposition constituent toutefois des lieux propices à l’exploitation sexuelle. « Les conducteurs harcèlent les femmes », s’indigne Nadita. « Donne-moi du plaisir et je t’attendrai, même si tu n’es pas à l’heure » sont des propos couramment entendus. Les propriétaires des usines avaient cependant l’habitude de se dédouaner de toute responsabilité en avançant l’argument suivant : « ce sont des sous-traitants, ce n’est pas de notre ressort ».
L’Accord de Dindigul a permis de mettre un terme à tout cela. « En plus des lieux de travail, nous tenions vraiment à sécuriser les navettes et hébergements fournis par l’entreprise, car c’est là qu’ont lieu de nombreuses infractions… Maintenant, il y a du personnel de surveillance à bord de chaque bus. »
En une année seulement, les résultats de l’Accord ont surpassé les espérances des instigateurs. Et pour preuve, 98 % des griefs ont été résolus (Asia Floor Wage Alliance et al., 2023), dont 100 % des plaintes pour violence et harcèlement basés sur le genre. Plus de 2 000 travailleurs, y compris au sein du personnel d’encadrement, du personnel de soutien et des contractuels externes, ont été formés à identifier et prévenir les abus. L’Accord a également eu des retombées positives pour l’usine de Dindigul. En septembre 2022, cette dernière, où l’on soupçonnait la pratique du travail forcé, a finalement été supprimée de la liste des fabricants bannis par les États-Unis ; une décision imputable aux nouveaux engagements pris par l’entreprise.
« En un an, nous avons gagné la confiance des travailleurs », se réjouit Thivya Rakini. « Maintenant, la direction doit comprendre que nous ne sommes pas là juste pour lui faire obstacle. Tout ce que nous mettons en place a également un impact favorable sur les affaires. »
Fort de ses précédents succès, le TTCU a entamé des négociations pour faire en sorte que des mesures de protection similaires soient appliquées chez tous les autres fabricants, selon des modalités adaptées aux besoins de leurs ouvriers et ouvrières. « Partout où il sera mis en œuvre, l’accord devra refléter les problématiques propres aux travailleuses locales. C’est ce que notre expérience nous a appris », déclare Nadita Shivakumar. « Mais il nous faut désormais l’étendre à davantage d’usines, pour que ces protections deviennent la norme et que chaque employée en bénéficie. C’est l’objectif qui nous guide. »
Reportages
Le tissage et la broderie brouillent les frontières entre art et fonctionnalité, entre aspect pratique et dimension esthétique. Par le passé, les mouvements de femmes ont souvent utilisé les textiles pour sensibiliser le public aux questions qui leur tenaient à cœur, comme l’acceptation de son corps, la justice reproductive ou encore la lutte contre le racisme systémique. Les artistes contemporaines et les collectifs textiles dirigés par des femmes perpétuent cette tradition à travers des œuvres reflétant leur environnement et leurs coutumes locales. Depuis des milliers d’années, l’art textile permet ainsi aux femmes du monde entier de créer des passerelles entre les générations passées et futures, au sein des familles et des communautés.
Nous tenons à remercier les artistes dont les créations illustrent ce rapport :
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Nneka Jones
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Rosie James
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Bayombe Endani, représentée par The Advocacy Project
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Woza Moya
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Le Collectif de femmes Tally Assuit, représenté par l’International Folk Art Market
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Pankaja Sethi